Le bitume au quotidien

des Amérindiens

"Santon caraïbe, Elegua", bout de rocade de Fort-de-France

Sur le plan esthétique, les amérindiens faisaient ils également usage du bitume ?

C’est un fait. L’usage du bitume était familier aux Amérindiens et aux Garifundis (métis noirs-indiens dont les descendants peuplent encore le Honduras). On sait maintenant que le bitume a joué un grand rôle dans leurs migrations de l’Amérique centrale vers les îles en assurant l’étanchéité des pirogues qui ont affronté vents et marées plusieurs siècles avant Colon. On sait aussi que cette matière servait à la guerre. Combiné au sol à de fléchettes de bambou empoisonnées le bitume bloquait l’avancé des conquistadores. Il entretenait le feu lançé en bout de flèche vers l’ennemi, technique d'ailleurs bien connue par l'occident antique. Pierre de Joinville qui accompagna Saint Louis à la sixième croisade à Damiette dit à propos du " feu grégeois " : tout homme atteint était perdu, tout bateau attaqué était dévoré par les flammes. Mais pour répondre à cette question particulière d’une esthétique du bitume chez les Caraïbes, l’étude de quelques traces archéologiques sur les objets et ustensiles montre la texture particulière des résidus de cordages, texture due au fait qu’ils les trempaient dans du bitume fondu pour les imperméabiliser. Les paniers servant à la pêche ont également, par le bitume, leur esthétique propre. Les Amérindiens enfermaient des feuillages trempés dans le bitume entre deux couches de fibres tressées serrées. On rencontre tout autant ce bitume dans les poteries. Il sert à l’assemblage d’ornements et participe tant par sa couleur que par sa plasticité à l’organisation esthétique des objets. Le bitume est très souvent associé aux résines végétales. C'est cette dernière technicité que je reprends au départ à mon compte. Enfin, et ce n’est pas le moindre, le bitume participait à la quête spirituelle des peuples Amérindiens puisqu’il jouait un rôle jusqu’à aujourd’hui difficilement cernable dans le processus de momification.

"la tite femme enceinte"

Revenons à l’universalité que vous évoquiez au préalable.

Je ne ferai à personne l’injure de croire qu’il puisse mettre en doute le caractère universel de la route, de son matériau ou de ses applications techniques. Au mois d’octobre 99, j’exposais au 21ème Congrès Mondial de la Route à Kuala Lumpur. Il s’agit d’un événement qui réunit tous les quatre ans quelque part dans le monde les pouvoirs mondiaux nationaux et les entreprises spécialisées du Tout-Monde autour des problématiques conceptuelles et techniques de la route et  de ses matériaux. Ceci suffit à affirmer que malgré les rapports psychologiques contradictoires qui lient les usagers à leurs réseaux routiers, dans le monde contemporain, il ne sera bientôt plus un seul être humain qui ne laisse sa trace quotidienne sur le bitume des routes, le même sous toutes les latitudes. Cela vaut pour nos époques. Mais cette universalité peut aussi transparaître si nous examinons l’intégration de la matière dans les sociétés de l'antiquité occidentale. Le bitume a joué un rôle capital dans la constitution des premiers empires qui formèrent les pays de la Méditerranée. Les archéologues ont exhumé le bitume à Suse plus de 2.000 ans avant Jésus Christ, comme à Ur, capitale sumérienne, patrie d’Abraham où les Chaldéens l'utilisaient couramment dans l’architecture – Ziggurat d’Ur – tour recouverte de briques en terre cuite liées avec du bitume – précisément 2.000 ans avant JC.

Quelles sont les implications des routes, du bitume dans nos sociétés contemporaines ?

Je n’ai pas compétence pour évoquer  les implications économiques liées par exemple aux industries d’extraction ou de conditionnement de la matière et aux différents systèmes étatiques de taxation, mais je crois que la route induit des comportements collectifs nouveaux. Il m’apparaît tout de suite qu’elle participe amplement à la domestication et à la pacification du voyageur contemporain. Ce sont là des données extrêmement modernes. En effet, conduire aujourd’hui répond à un ensemble de rites parfaitement codifiés et élaborés avec l’approbation de toute la collectivité. L'objectif de ce rituel est d'écarter le danger. Mais il y a pourtant des accidents, de nombreuses victimes. En ce sens, la route est le dernier lieu sacrificiel admis par les sociétés évoluées contemporaines. Cette ritualisation s'accentue par ailleurs. Les victimes sont régulièrement mises au devant de la scène. Coupables ou inocents sont pareillement sygmatisés sur des affiches 4X3 en bordure de route. Aux comportements non conformes de certains automobilistes répond un véritable lynchage rituel et public des victimes, lequel concourt, du moins l'espère-t-on, à mieux assurer la pacification de l'ensemble des usagers. 

" Sur le billard de l’autoroute "

La route induit également une nouvelle vision du bâti et entraîne le surdimensionnement des espaces de stockage et de marchandage. Urbanisme et architecture moderne sont au service de la route qui accompagne l’esprit de consommation. D’ailleurs ne peut-on pas penser que l’aménageur, l’urbaniste prend le pas sur l’architecte traditionnel ? La route n’agit-elle pas aussi directement sur la nature ? Elle modifie sa plastique initiale, perce les forêts, fait exploser des collines pour s’y enfouir. Dans le paysage contemporain, les viaducs, les ponts s’affichent de plus en plus comme autant de sculptures. Enfin de véritables sculptures d’auteurs jalonnent les autoroutes. Mais auparavant elles doivent remettre en question certaines caractéristiques du genre. En bordure d’autoroute leur mission est de se fondre dans le paysage, de marquer le lieu. Ces nouvelles formes autoroutières répondent à l’expression antillaise " Ou wèy ou pa wèy ", " tu l’as vu sans le voir ", expression qui se rapporte à une émotion, une perception visuelle forte mais extrêmement fugace. En ce sens, on peut donc dire que le développement des routes a aussi fait bouger les formes sulpturales, sinon créé une nouvelle performance.

Ces observations transpirent elles dans votre travail d’artiste ?

Le champ d’investigation est en tout cas vaste. Mon travail fait tout simplement "ses affaires " comme on dit chez nous. Il fouille le quotidien-mémoire qui m’habite. En ce sens, je m'intéresse à tout, formes, figures, installations à partir des bitumineux. Dans mes interventions majeures, j'organise des "chantiers" de déconstruction qui aboutissent à la reconstruction d'un nouveau paysage urbain, cette fois artistique et individuel, qui contredit la place incontournablement utilitaire de ces matériaux dans le quotidien collectif contemporain. Lors de notre action en Martinique, j’ai voulu renverser les déterminismes exprimés dans les choix géographiques et spatiaux de la route. Avec le recul, je crois qu'en découpant un bout de rue en public, l'acte se révélait un peu sacrificiel, quasiment magique. Victime innocente ou coupable sous nos scies diamantaires, la rue était entièrement pacifiée par le bon vouloir des artistes. Devenue piétonne, transformée en champ de mégalithes, elle se montrait apte à livrer de nouvelles émotions. Et en premier lieu celles découlant du fort sentiment d’appropriation ressenti par les artistes officiant.

 

le chantier de l'opera

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